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Harcèlement : dans les rédactions sportives, la parole se libère et dérange

Harcèlement : dans les rédactions sportives, la parole se libère et dérange

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Par Lucie Bacon

Publié le

"Il s'acharne, il me traite de conne, de merde. Il dit que je ne sers à rien. Un traumatisme."

Début avril, dans une interview parue dans L’Équipe, la journaliste Clémentine Sarlat raconte le harcèlement moral subi lors de son passage à la rédaction des sports de France Télévisions :

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“J’allais à ‘Stade 2’ en pleurant. Pour la préparation de l’émission, personne ne me parlait. Ils m’avaient mise dans un bureau à part, loin des rédacteurs en chef. Je devais prendre mon ordi portable pour me rapprocher et comprendre de quoi on allait parler. Du coup, je n’étais pas impliquée, c’est vrai, mais j’avais l’impression d’un coup de poignard dans le dos. D’autant plus que le retour d’un congé maternité est une période fragile pour les femmes…”

Elle raconte également une expérience précédente, déjà à France Télévisions, mais au service Infos :

“Un jour, lors d’un duplex, j’ai entendu dans l’oreillette un homme en régie dire : ‘Tu crois qu’elle suce, elle, aussi ?’ C’est violent. Aux sports, c’était beaucoup plus sournois, à propos de mes compétences ou alors des blagues bien lourdes. Lors d’un déplacement, un journaliste m’a dit : ‘Tu connais la différence entre un chien et une chienne ? Bah, c’est le prix du collier !’ Évidemment, je n’ai pas ri et toute la journée, il a répété : ‘On ne peut rien dire aux femmes.’ Je suis passée pour la ‘reloue’.”

“Passer pour la reloue”. On y reviendra. Évidemment, ce témoignage bouleverse de nombreux internautes et rappelle de très mauvais souvenirs à d’autres journalistes, qui se sont reconnues dans les mots de Clémentine Sarlat. Quelques jours plus tard, la journaliste de RMC Sport, Tiffany Henne, publie à son tour un long témoignage, sur Twitter, accusant de harcèlement moral et sexuel l’un des rédacteurs en chef avec lequel elle a travaillé, il y a plus de 5 ans, dans un autre grand média sportif :

J’ai vu Clémentine parler, j’en ai discuté avec des amis et c’est en leur écrivant ce qui m’était arrivé, notamment l’épisode où on m’avait enfermée dans une salle et filmée pour que je dise que j’étais lesbienne, que je me suis rendu compte de la violence de la scène. En fait, c’est toujours difficile de se mettre en position de victime, d’autant plus que je me suis toujours considérée comme quelqu’un de fort, mais quand je calque ma situation à quelqu’un d’inconnu, je me dis que c’est grave.”


Quelques heures après la publication des tweets de Tiffany Henne, c’est au tour d’Andréa Decaudin de raconter l’envers du décor de son passage dans la même rédaction :

Nous avons également pu discuter avec Mathilde*, qui a, elle aussi, travaillé sous la direction du rédacteur en chef mis en cause par Tiffany. Elle nous raconte une soirée qui l’a particulièrement marquée et qui la laisse toujours amère :

“J’étais cheffe d’édition [la personne chargée d’organiser les émissions et d’accompagner les présentateurs dans l’oreillette, notamment, ndlr] sur les journaux télévisés du soir. En début de soirée, le rédacteur en chef part pour une heure boire des verres. Il revient un peu guilleret. On doit enchaîner un journal par heure, il vient de temps en temps embêter le présentateur avec des vannes, mon collègue lui dit d’aller s’amuser ailleurs. Il part dans le bocal des chefs jouer avec un ballon, qu’il lance de plus en plus loin, par-dessus les bureaux, puis ça arrive près de nous. À un moment, il me lance le ballon hyper fort et ça m’atterrit en plein dans le visage. Je lui demande de s’excuser, il répond : ‘Bah, non, je n’ai pas fait exprès.’ J’insiste et il finit par dire : ‘Si ça te fait si mal, tu vas enfin pouvoir te faire refaire le nez.’ Il refusait toujours de s’excuser. Le présentateur a dû le menacer de ne pas aller en plateau faire le journal pour qu’il s’excuse.”

Un autre témoignage encore, publié quelques jours plus tard sur Twitter, accuse une nouvelle fois ce rédacteur en chef. Cette fois, ce n’est plus une femme la victime, mais un homme. Car le harcèlement n’est pas réservé à la gent féminine : il vise surtout les plus faibles et les plus précaires, en l’occurrence les journalistes pigistes qui, s’ils parlent, peuvent perdre leurs missions. Guillaume Palacios nous a raconté pourquoi il était important pour lui de prendre la parole :

“Il ne s’agit pas de dire que je suis une victime. D’ailleurs, je prenais très à la légère ce qu’il me disait, je savais que c’était du second degré. Quand il était ‘normal’, il disait que j’étais un mec pro. Mon idée, c’était surtout d’appuyer les témoignages de Tiffany et Andréa, de les valoriser et aussi, en quelque sorte, de faire mon mea culpa : j’étais un témoin et effectivement, oui, j’aurais pu ouvrir ma gueule un peu plus.”

D’ailleurs, Guillaume Palacios nous a expliqué pourquoi, à l’époque, beaucoup savaient, mais peu parlaient :

“D’abord, peut-être, parce que tout le monde le voyait. Effectivement, on a tous fermé notre gueule, c’était à la cool, il y avait une ambiance potache à laquelle tout le monde participait, les chefs comme les pigistes et les stagiaires. On se vannait, on se disait que ça faisait partie du truc, on était jeunes et cons, il faut le dire ! On ne prenait pas la mesure de gravité de la chose. Même quand on me l’a raconté, j’ai trouvé ça horrible, mais je ne me suis pas dit que c’était pénalement répréhensible.
La deuxième chose, c’est qu’on se dit que comme tout se faisait dans l’open space, tout le monde savait, même la direction le savait, les autres redac chefs savaient. Donc s’il avait fallu mettre un stop, la direction l’aurait fait depuis longtemps.”

Tiffany Henne, elle-même, confie qu’en parler lui paraissait finalement… vain :

“Parfois, je n’avais pas besoin d’en parler, car les autres voyaient, c’était une ambiance limite normale, mais personne ne se rendait compte que c’était hyper lourd. Finalement, j’ai fait remonter ça au changement de direction, quand ils m’ont reçue. J’hésitais, ils ont compris, j’ai fini par avouer les faits sans donner de nom, mais ils m’ont encore poussée dans mes retranchements et heureusement, j’ai cité un nom finalement. J’avais peur des retombées, finalement le bruit a tourné qu’il avait eu un avertissement.”

D’autant que Mathilde nous raconte que ce rédacteur en chef n’agissait pas seul :

“Ce qui était pervers, c’est que ça ne se résumait pas au harcèlement. Il y avait aussi un effet de meute. Tout était justifiable pour eux. S’ils harcelaient une personne, c’est parce que pour eux, elle était nulle.”

Nous avons contacté la direction de la rédaction où ces actes se sont déroulés, il y a plusieurs années. Juste après ces faits de harcèlement, un changement de direction a eu lieu dans cette rédaction, ainsi qu’un plan social. En cette occasion, de nombreux collaborateurs sont partis, y compris le fameux rédacteur en chef.
Désormais, la direction prend le sujet très à cœur. Elle assure écouter les collaborateurs qui rencontrent des difficultés, remonter le moindre souci et surtout, punir. D’ailleurs, après la révélation de ces agissements sur les réseaux sociaux, un mail a été envoyé aux salariés du groupe, de la part du directeur général. Le mot d’ordre : la tolérance zéro. À L’Équipe, un communiqué de soutien a d’autre part été rédigé par des femmes journalistes du groupe et publié sur le site.

“C’est grâce à ces prises de parole que les comportements dégradants, inacceptables et punis par la loi disparaîtront des rédactions (sportives ou autres), que ceux qui en sont témoins réagiront, que celles qui en sont victimes ne se tairont plus, que des responsables ne fermeront plus les yeux et que leurs auteurs ne se sentiront plus intouchables.”

À mesure que nous passons des coups de fil, envoyons de petits SMS, laissons des messages vocaux sur WhatsApp, on se rend compte qu’énormément de journalistes ont eu à faire face à ce genre de situations. En revanche, les rédactions ne sont pas toujours promptes à réagir. L’histoire vécue par Coralie* nous le prouve.

“J’avais la gorge serrée et je me disais : ‘Ne pleure pas, antenne dans une minute’.”

Pendant plusieurs saisons, Coralie a été chroniqueuse pour l’émission sportive d’une grande chaîne de télévision. Lors d’une grande compétition, l’équipe autour du plateau change en partie. Pendant une pause pub, Coralie a littéralement été insultée par l’un de ses nouveaux collègues, car elle avait abordé en direct un sujet qui n’était pas prévu dans le conducteur :

“Il s’est acharné sur moi, en direct. Je me prends une salve horrible devant les invités, les chroniqueurs, toute la régie, la production, le rédacteur en chef… Il s’acharne, il me traite de conne, de merde. Il dit que je ne sers à rien. Un traumatisme. J’avais la gorge serrée et je me disais : ‘Ne pleure pas, antenne dans une minute’. Il m’a écrasée au sol.”

Quelques mois plus tard, Coralie démissionne et mentionne ce traumatisme dans sa lettre de démission. Lors de ses entretiens de fin de contrat, aucune mention de cet incident n’est faite. Sa hiérarchie fait tout simplement comme si rien ne s’était passé, alors que des dizaines de personnes avaient assisté à la scène. “Je sais qu’il a extrêmement mal parlé à des assistants, des maquilleuses, des coiffeuses…”, nous confie Coralie sur ce collègue, toujours en poste dans cette chaîne.
La jeune femme s’est éloignée quelque temps des médias, mais de jeunes journalistes se trouvent à leur tour confrontées à ce milieu cruel, où les décideurs… ne décident pas et surtout, ne protègent pas toujours. Samia* est une jeune journaliste qui a fait des stages et des piges, comme beaucoup, à droite et à gauche. De plusieurs rédactions où elle est passée, elle garde un souvenir très amer :

“Première semaine de pige sur une émission, je ne bosse qu’avec des mecs. L’un d’eux me demande : ‘Tu aimes la sodomie, Samia ?’ Gros blanc, tout le monde me regarde, je n’ai pas su quoi répondre. J’ai été considérée comme une fille pas marrante, du coup, parce que je ne répondais pas à leurs vannes.”

Samia, en nous racontant plusieurs anecdotes de ce genre, pointe du doigt cette mise à l’écart quand on ne rentre pas dans le moule, quand on n’a pas le même “humour”. On retrouve la peur de “passer pour la reloue”, la même que citait Clémentine Sarlat dans les colonnes de L’Équipe, finalement. Pour ces jeunes journalistes, difficile est l’intégration dans un monde très précaire et concurrentiel. Se confier l’est également, que l’on soit un homme ou une femme. Tiffany Henne nous le résume :

Il y a la peur de se retrouver sans travail. Quand tu viens d’arriver dans le milieu, c’est compliqué d’y rester, d’y faire sa place, ça avait l’air d’être un fonctionnement normal […] Je reçois plein de messages qui me demandent pourquoi je ne parle publiquement que maintenant. J’en avais un peu parlé avec des collègues et la famille, mais je n’avais pas tout raconté, car c’est lourd. Ça fait du bien à soi-même, mais aussi pour que ça cesse. Quand je vois le nombre de témoignages que je reçois, j’ai bien fait, j’espère que chacun trouvera la force d’en parler.”

Clémentine Sarlat expliquait quant à elle à L’Équipe ne pas avoir fait remonter le harcèlement qu’elle subissait.

“Je n’avais pas d’appui, même si la RH du groupe m’a écoutée et entendue (*). Je me suis toujours demandé si ce que j’avais vécu était assez grave pour prendre la parole. Mais #MeToo fait prendre conscience aux gens qu’on a le droit de dire qu’on vit un quotidien difficile.”

“Je trouve qu’il y a une vraie démagogie de s’approprier ce combat, pour se donner une bonne image.”

Quand on veut parler, les soutiens sont souvent peu nombreux, sur le moment. Journaliste pour une grande chaîne de télévision, Laura*, comme Coralie plus haut, a subi une humiliation de la part d’un collègue, devant témoins. Alors qu’elle voulait porter plainte le lendemain, ses autres collègues l’en ont dissuadé :

“Ce qui m’a énervée, c’est la position des autres. Il y a énormément d’hypocrisie autour de ce combat qui est devenu à la mode. Beaucoup de personnes se sont rendu compte que certaines pratiques ne sont pas les bonnes, beaucoup de personnes trouvent aujourd’hui que tout est scandaleux, mais sur le moment, ils trouvaient ça normal. C’est ce qui m’agace le plus. Ceux qui voient et qui ne disent rien sont les mêmes qui vont soutenir publiquement des consœurs qui vont témoigner ce qui leur est arrivé. “

Elsa* est complètement d’accord avec ce point de vue. Elle aussi a subi, à ses débuts dans le journalisme sportif, un épisode traumatisant de harcèlement moral et sexuel. Voir aujourd’hui la parole se libérer la soulage forcément, mais les témoignages de compassion l’agacent fortement :

“Quand on a été victime de harcèlement, c’est crispant aujourd’hui de voir certaines femmes se prononcer publiquement et avoir des attitudes, sur les réseaux sociaux, de sororité, de solidarité féminine, qu’elles n’ont pas du tout eues dans la réalité passée. Je trouve qu’il y a une vraie démagogie de s’approprier ce combat, pour se donner une bonne image.
C’est la grande injustice de ce débat-là : on ne parle pas assez des femmes qui n’ont pas été solidaires, qui ont vu des femmes souffrir et qui ont participé à cette souffrance en n’aidant pas. Il y a des femmes qui souffrent, mais aussi des femmes qui font souffrir. Aujourd’hui, sur les réseaux, il y a des femmes qui sont extrêmement virulentes, présentes et impliquées dans ce combat, alors que par le passé, elles n’ont pas rempli ce rôle de sœur, de mère, de copine ou tout simplement de consœur ou de camarade.”

Cette question complexe, vaste, interroge beaucoup dans les rédactions en ce moment. Comme nous vous le disions, celles-ci prennent le sujet très à cœur… Les journalistes eux-mêmes se posent des questions, avec le recul. Est-ce une affaire de génération ? Quand commence le harcèlement ? Quelle est la différence entre une blague “beauf” et du sexisme ? Au fil des nombreuses discussions que nous avons eues avec ces reporters et ces directeurs de rédactions, les mêmes questions reviennent, taraudent. Vanessa Le Moigne, une des journalistes phares de beIN Sports, s’interroge notamment sur les façons d’agir et de réagir en tant que femme :

J’ai été éduquée dans une génération où ce n’était pas normal de faire du foot, mais il y avait aussi, dans les rédactions où je suis passée, une forme de bienveillance de la part des hommes et la conscience que ce n’était pas facile pour nous. En tant que femmes, on a été assez opportunistes quand même, car il y avait besoin de nous à l’antenne.
Désormais, à chaque fois que quelque chose me met mal à l’aise, je rentre dedans et ça m’a porté préjudice : j’ai la réputation d’être quelqu’un de dur. Je n’ai pas trop d’autres solutions. Quand j’ai commencé, j’étais nulle. Quand on me mettait à l’antenne, j’étais opportuniste mais très, très nulle. J’ai travaillé plus que les autres, j’ai appris à faire de la production, je vérifiais tout.
Tu es tout le temps testée, même par les plus jeunes. On veut ta place, c’est une compétition mixte et il n’y a qu’une seule médaille. J’ai mené ma propre guerre, j’ai eu beaucoup de réflexions, une sorte de défiance et j’étais obligée de prouver. Aujourd’hui, je me demande dans quelle mesure ce n’est pas pareil pour les garçons. Tous les coups sont permis pour réussir dans le milieu.”